Recueillies par August Derleth et Donald Wandrei
Choix, préface, chronologie, bibliographie et notes
par Francis Lacassin
Traduit de l’américain par Jacques Parsons
Tome I
(1914 – 1926)
Il est (presque) permis de dire que la correspondance fut pour Lovecraft une activité littéraire importante, autant, parfois plus, que ses textes d’imagination. Le nombre précis de ses écrits dans ce domaine se situe entre quelques dizaines de milliers et cent mille. Sont intégrés à ces chiffres l’intégralité des formes et support possibles, du court billet à la missive de plusieurs pages, en passant par les cartes envoyées de ses villégiatures.
Production irremplaçable pour connaître, et comprendre le natif de Providence tant il y parle de lui, de sa vie, de ses rêves, de ses contes et du reste. Ainsi apparaît-il devant nous, véritable sans doute, authentique peut-être. Un auteur est-il toujours sincère dans son courrier, sans penser à une postérité possible mais à l’image de lui qu’il souhaite donner à son correspondant. Il revient sur son enfance, son hérédité, sa famille, se confie. Un témoignage parfois à charge mais toujours intéressant pour voir l’homme derrière l’écrivain, dégagé des masques que d’autres posèrent sur lui.
Dès 1898, dans sa maison natale du 454, Angell street, Howard prend la plume. Dès cet âge il reconnaît ne plus croire au surnaturel, y incluant la foi chrétienne dans laquelle sa famille s’enferme. Les miracles de la Bible l’ennuie, il leur préfère les prodiges amoraux et flamboyants de la mythologie gréco-romaine.
À la différence des enfants de son âge il vit la nuit, dort le jour, observe le ciel quand ses camarades grimpent aux arbres, édite un »journal » polycopié. Quand ils jouent lui préfère son laboratoire de chimie et les déclinaisons latines. Plutôt qu’a la séduction des fillettes de son âge il cède à celle des volumes anciens de la bibliothèque des Phillips dans lesquels il a découvert la sexualité et la reproduction humaine. Dès lors ceux-ci ne présentèrent plus aucun intérêt pour lui.
En 1914 il entame sa correspondance avec les membres de l’association d’écrivains amateurs qu’il vient de rejoindre. Il y reconnaît que pour lui l’Histoire s’est arrêtée en 1776, se présente comme un Ancien perdu dans une époque qui ne lui correspond pas. Il n’a que 24 ans ! « Tout ce que j’aimais est mort depuis deux siècles ou deux millénaires. Je ne suis nulle part à ma place » (octobre 1916). il observe ses contemporains comme il regarde les étoiles, de loin : « Lorsque je me dissocie de l’humanité et que j’examine le monde je peux analyser avec plus d’exactitude des phénomènes qui, de près, me dégoûteraient » (16 mai 1926) « Je n’appartiens pas au monde. J’en suis le spectateur amusé et quelquefois dégoûté. Je déteste la race humaine avec ses faux-semblants et ses grossièretés » (Février 1924). « L’homme est issu d’une détestable vermine – une malédiction sur cette planète ou tout au moins un incident banal sans signification profonde » (7 février 1924).
Posture d’un homme d’autrefois qu’il reconnaît dans une lettre à Clark Ashton Smith « J’aurai 33 ans le mois prochain et je joue déjà le rôle du vieux gentleman tranquille, bienveillant. […] Je me suis demandé si rien dans l’existence ne méritait le sacrifice de la simple placidité et la liberté à l’égard des émotions fortes, et j’ai ainsi végété très tranquillement, en étant plus un épicurien dans le sens historique strict qu’un hédoniste de l’école d’Aristippe de Cyrène – ce que semblent être la plus grande partie des modernes' » (30 juillet 1923).
Il sème des citations latines à des correspondants ignorants de cet idiome, étale sa culture en faisant allusion à des auteurs et autres personnages historiques arrachés à des livres que nul homme de son temps ne devait connaître. Jouer le vieil érudit semble le ravir, bien que ses commentaires fussent parfois erronés. Quand il évoque son labeur sur Épouvante et surnaturel en littérature il lui arrive de se tromper, de recopier ce qu’il lut sur des œuvres qu’il ne parcourut jamais. Visiblement il connaît mal la littérature française, sauf peut-être Théophile Gautier qui avait été traduit en anglais.
Quelques exégètes virent, ou plutôt, voulurent voir, en lui un initié à des savoir prodigieux et cosmiques, dans ses lettres il s’affirme volontiers un « matérialiste absolu […] sans une parcelle de foi dans aucune forme de surnaturel ». Il ne craint pas de moquer l’occultisme « un culte de timbrés s’adressant à des marginaux psycho-lunatiques »… Il montre pourtant de l’intérêt pour Albert le Grand, Éliphas Lévi ou Nicolas Flamel et demande à Smith des lectures où il pourrait puiser quelques bonnes idées ou des formules convenables pour ses histoires.
Dès 1919 il assiste aux réunions et réceptions littéraires à Boston et sa région, en 1920 il découche pour la première fois depuis 1901. Au décès de sa mère la tutelle parentale passe à ses tantes qui lui laissent davantage de liberté pour une vie sociale. Il fait des séjours à New York, et y vivra de 1924 à 1926. Il visite le Nord-Est, la Géorgie, la Louisiane, la Floride, le Québec… Sa production littéraire s’en ressent.
Si dans certains lettres Lovecraft se présente en reclus dans d’autres, bien plus nombreuses il évoque ses voyages. Il se fait hôte pour des visiteurs, comme W. Paul Cook, éditeur du fanzine The Vagrant, qui le convainquit d’écrire de nouveaux contes.
La production personnelle de HPL venait après sa correspondance, et ses révisions, pour lesquelles il touchait une faible mais capitale rémunération. L’argent était une pénible nécessité dont il ne pouvait se dispenser. Il faisait le minimum nécessaire, et parfois refusait d’intéressantes proposition, comme celle de devenir le rédacteur en chef de Weird Tales, refusant de s’installer à Chicago. Il refusait de couper, ou modifier, ses textes afin de les « adapter » au public visé par un éditeur. Il ne proposa jamais ces contes refusés à d’autres revues où elles auraient pu trouver un accueil plus favorable et lui offrir de plus intéressant débouchés. Sans parler de ceux qu’il ne proposa jamais parce qu’il aurait dû pour cela les dactylographier.
Peut-être agir autrement serait-il entré en contradiction avec l’idée qu’il se faisait du créateur. Ainsi écrivait-il, le 13 mai 1923 l « Pour moi l’artiste idéal est un gentleman montrant son mépris de la vie en continuant les façons de faire tranquilles de ses ancêtres, en laissant son imagination libre d’explorer les sphères resplendissantes et étonnantes. De même je verrais assez bien un auteur ignorer complètement son époque et le public, créer de l’art, non pas pour la renommée ni pour les autres mais pour sa seule satisfaction ». (Mis à part le « gentleman » et les « ancêtres », voilà une phrase que je pourrais faire mienne!)
Le 24 juillet 1925 alors que sa situation financière est difficile il évoque sa (presque) résolution de ne plus écrire de contes, de seulement rêver sans faire cette chose vulgaire que serait la transcription de ses visions à destination d’un public de porcs. Il poursuit, comme une suite à la missive citée ci-dessus : « […] l’écriture ne doit jamais être considérée que comme un art élégant, auquel on doit s’adonner sans régularité et avec discernement. Je suis désormais entièrement un spectateur de la vie, un simple dilettante, dont le plaisir consiste à contempler le passé et à jouir de l’agréable douceur d’une retraite pastorale géorgienne. »
Heureusement Lovecraft était protégé du monde extérieur, par sa mère d’abord, ses tantes ensuite. Son épouse ne tint ce rôle que brièvement, elle ne pouvait faire plus d’autant que son mari trouvait les manifestations érotiques repoussantes et cause probable de décadence nationale. Pour lui une « vision fantastique réellement puissante est d’origine masculine ». Une femme n’était pas une motivation à montrer le meilleur de lui-même.
La lecture de certaines lettres laisse planer un doute alternatif, avait-il un désir de paternité empêché par un complexe de castration ou s’agit-il d’homosexualité refoulée ? Qu’il ait taxé cette particularité de dégoûtante ne dit pas le contraire.
Dans les courriers de cette époque, après son échec new-yorkais, il exprime son mépris des masses, sa fierté de pouvoir être qualifié de réactionnaire, sa méfiance devant le libéralisme ou le progrès. Pour lui « bien » et « mal » sont des concepts primitifs ne supportant pas l’épreuve de la science de sang froid… on trouve dans une lettre du 10 février 1923 des remarques qui auraient pu figurer dans Mein Kampf alors que celui-ci n’était pas encore rédigé.
Racisme, antisémitisme… cela est présent dans maintes missives de cette époque, une vision plus globale de la correspondance de Howard indique une évolution de son point de vue, plus il connaît le monde, plus il fréquente des gens différents, plus son caractère évolue, un peu. Lovecraft projette probablement dans son œuvre ses idées, pensées, obsessions et autres craintes dues à son milieu, son éducation, ses échecs, son caractère… soulignant qu’une explication n’est pas une excuse, moins encore chez quelqu’un d’intelligent. Le génie de Lovecraft fut sans doute de transmuter en art l’ombre qui l’habitait, elle était sur le seuil, il sut ne pas la laisser entrer.